Franklin Delano Roosevelt commence un troisième mandat et prononce son fameux discours sur les " Quatre Libertés " [discours sur l'état de l'Union, 6/1/1941].
L'Allemagne déclare la guerre à l'URSS. En décembre de la même année le haut commandement japonais ordonnera l'attaque de Pearl-Harbour qui amènera l'entrée en guerre des États-Unis et l'embrasement presque général de la Planète.
A cette époque, le monde musical célèbre surtout le Jazz, le Jazz et encore le Jazz.
Les critiques de Downbeat distinguent Benny Goodman et Glenn Miller, Art Tatum est en tête d'affiche au café Society de New York, et le Hut-Sut Song, dont Time Magazine voit l'origine chez " un aveugle noir du Missouri qui le chantait à l'arrivée des bateaux vers 1914 ", grimpe dans les charts.
Le jeune prodige Lorin Maazel fait ses débuts à la tête de l'orchestre symphonique de la NBC.
Les Andrew Sisters ont déjà vendu 8 millions de disques pour Decca ; la mort vient prendre le légendaire pianiste Jan Paderewski dans sa 80ème année alors que le superbe saxophoniste Chu Berry la trouve dans un accident de la route, risque courant chez les musiciens itinérants.
Pendant que se déroulent ces événements, le Delta du Mississippi fume doucement sous le soleil de cette fin d'été.
Un jeune noir du nom de McKinley Morganfield travaille à la plantation Stovall. Conducteur de tracteur le jour, il joue de la guitare avec un petit groupe à cordes, attendant patiemment la chance dont il sait qu'elle va venir.
Et Alan Lomax, en grimaçant, arrive à hisser le peu maniable enregistreur dans son coffre, se met au volant et part en direction du Sud.
La Bibliothèque du Congrès avait commencé dès 1933 la collecte méthodique, par des enregistrements sur le terrain, des formes traditionnelles de la musique américaine.
Des folkloristes et des collectionneurs comme l'équipe père-et-fils de John et Alan Lomax, John Work, Zora Neale Huirston, Harold Courlander ou Elisabeth Barnicle explorèrent la campagne et la musique américaine bénéficia amplement de leurs incursions dans le Sud.
Ils installèrent et démontèrent des centaines de fois leur équipement en Alabama, en Floride, en Louisiane, au Mississippi et au Texas, dans les marchés au bord des routes, sous les porches des églises, dans les camps de travail rattachés aux prisons et aux pénitenciers. Une des plus belles découvertes des Lomax fut d'ailleurs le détenu Huddie "Leadbelly " Leadbetter qu'ils enregistrèrent alors qu'il purgeait une peine pour meurtre au pénitencier d'Angola.
Ignorant les grandes routes, ils battaient la campagne, empruntant les chemins détournés et visitant les bouges, accumulant les découvertes de valeur tout au long de leur route, pour documenter la musique populaire américaine plus complètement que jamais, en un effort jamais renouvelé depuis.
Alan Lomax se souvient : " A cette époque je mettais en forme la première publication de musique populaire par la Bibliothèque du Congrès. Ceci représentait le travail de mon père et de moi-même, une enquête sur tout le territoire à la fin des années trente. Pour la première fois un gouvernement allait publier officiellement les enregistrements in-situ de ses musiciens et chanteurs populaires. L'ensemble comprenait aussi bien des musiques cajuns, mexicaines, amérindiennes, appalachiennes que des chants de marin, - en fait : tout. C'était pour la première fois le portrait en vraie grandeur de la musique de tout un peuple, chose qui n'avait jamais été faite à cette échelle. Véritablement, une étape décisive. "
Les enregistrements de Muddy Waters qu'on peut entendre sur cet album proviennent d'une campagne de collecte co-produite par la Bibliothèque du Congrès et l'Université Fisk, représentée par John Work. On entend d'ailleurs ce dernier mener certains des entretiens.
Les chansons enregistrées lors des campagnes des étés 1941 et 1942 ne furent pas toutes publiées à l'époque comme Alan Lomax nous l'indique : " J'étais responsable d'une série de cinq albums. Mon opinion sur Muddy était si bonne que j'ai sélectionné deux de ces chansons. Je crois bien que c'était le seul dans ce cas - en fait je n'arrivais pas à décider lequel de ces deux blues était le meilleur, alors nous avons mis les deux. "
Muddy Waters est né McKinley Morganfield à Rolling Fork, Mississippi, le 4 avril 1915. Ses parents, Ollie Morganfield et Berta Jones, étaient de pauvres métayers qui devaient élever douze enfants. Muddy fut envoyé vivre chez sa grand-mère maternelle, Della Jones, alors qu'il n'était qu'un tout petit bébé. Il avait trois ans quand sa mère mourut et sa grand-mère l'emmena vers le nord, pour vivre à la plantation Stovall.
Il grandit là, dans le plat pays du coton ; il reçut une instruction très rudimentaire, en partie parce qu'il était noir et pauvre et en partie en raison des besoins saisonniers en main d'oeuvre pour la culture du coton." Je suis allé un peu à l'école, disons les deux ou trois premières années " raconte-t-il à l'écrivain Robert Palmer "et ce que j'y apprenais, je n'en faisais pas grand chose. "
Il travailla comme métayer dans la plantation appartenant à la famille d'Howard Stovall, débutant comme ouvrier dans les champs, il se vit assigner d'autres taches, jusqu'à être conducteur de camion ou de tracteur.
Muddy parle au chroniqueur Jim Rooney de ce passé : " Je cueillais le coton, je castrais le maïs, je trayais les vaches, ha ha, je conduisais des tracteurs, tout le bazar ; ben oui j'étais un fermier. Il ne se passait pas grand chose dans les années trente dans ce pays - il ne se passait même RIEN si vous voulez savoir - mais j'étais là, c'est comme ça que je vivais. Savoir pourquoi..."
Muddy avait participé à des groupes musicaux depuis sa plus tendre enfance et appris la guitare adolescent. Il citait Son House comme sa première influence musicale, dans cette interview parue dans Downbeat en 1969 :" Un soir nous sommes allés à une de ces fêtes du samedi où on mange du poisson grillé et Son House jouait là. Quand je l'ai entendu j'en aurais brisé mon bottleneck... Il est resté dans cet endroit [Clarksdale] pendant 4 semaines de rang et j'étais là tous les soirs. On ne pouvait pas me faire bouger de mon coin. J'étais là à l'écouter, [à regarder] ce qu'il faisait... C'est Son House qui m'a poussé à jouer, j'étais derrière lui tout le temps."
"La première guitare que j'ai eue m'a coûté deux dollars et cinquante cents. J'ai économisé la petite monnaie jusqu'à ce que j'aie ces deux dollars et cinquante cents et je l'ai achetée à un jeune gars nommé Ed Moore... La première fois que j'ai joué avec dans une boite je me suis fait cinquante cents et le gars qui tenait l'endroit m'a filé jusqu'à deux dollars cinquante la nuit et j'ai su que j'étais dans le coup. Après j'en ai eu une de chez Sears Roebuck qui coûtait onze dollars. J'avais un bel étui avec... "
Alan Lomax se rappelle : " Muddy était vraiment un pauvre paysan noir quand je l'ai rencontré. De fait, il est arrivé à la première séance sans chaussures, aussi ai-je enlevé les miennes.
Il n'avait pas de guitare à ce moment, en tout cas il n'en avait pas apporté, alors il a utilisé ma Martin pour les enregistrements. Il appréciait vraiment de jouer dessus. Nous étions tous impressionnés par lui ; je veux dire que nous n'avions aucun doute sur le fait que c'était un chanteur de blues avec beaucoup de sentiment, une tenue et une maîtrise et quelque chose de très profond et de très spécial à dire. J'en ai parlé à Son House et Son m'a dit grand bien de Muddy. Bien sur, je connais l'oeuvre de Robert Johnson, j'ai étudié tous ses enregistrements commerciaux, mais, clairement, Muddy est une figure majeure du Blues, qui a amené le Blues à un autre niveau : le meilleur du Blues mais aussi une influence majeure sur les meilleurs musiques populaires. "
[Muddy aussi se souvient] " Alan Lomax m'a découvert. Il était un jeune homme alors. Il est a bien réussi depuis ! En fait, celui qu'il cherchait c'était Robert Johnson, mais Robert avait été tué. Alors quelqu'un m'a signalé à lui et il est venu et il m'a trouvé. Et il m'a enregistré juste devant ma maison avec mon petit groupe. Il y avait une mandoline et un violon. C'était un sacré groupe. J'étais le plus jeune du lot mais je savais chanter, vous savez ! J'étais encore un gamin et tous les autres étaient plus âgés. "
- La mémoire de Muddy lui fait défaut ici : il n'était plus un "gamin " quand Lomax et Work l'ont enregistré en 1941 car il était né en 1915. On entend d'ailleurs Muddy dans un des entretiens dire qu'il est employé à la plantation Stovall depuis 17 ans (c'est à dire depuis ses 9 ans) ; en fait, il avait vingt-six ans lors de la première séance d'enregistrement en 1941, vingt-sept quand Alan Lomax a fait son second voyage dans le Delta pour enregistrer le reste des pistes. L'année suivante, à l'âge de vingt-huit ans, Muddy partit pour Chicago.
Des années plus tard Muddy parle au chercheur Paul Oliver de ses réactions lors de la première écoute des enregistrements de la Bibliothèque du Congrès : " Je me suis vraiment entendu pour la première fois. Je n'avais jamais entendu ma voix. J'avais l'habitude de chanter comme je le sentais, parce que c'est comme ça qu'on a toujours chanté dans le Mississippi. Mais quand Monsieur Lomax a fait tourner le disque, j'ai pensé : pour sur, ce garçon sait chanter le Blues... Et j'ai été surpris car je ne savais pas que je chantais comme ça. "
Alan Lomax confirme : " Je pense que cela l'a fait sentir plus sur de lui, ce qui fait que, plus tard, quand il est arrivé à Chicago, il ne doutait pas d'être aussi bon que les autres alentour."
Mais en 1941, bien qu'il porte le surnom de Muddy Waters depuis son enfance, il n'avait pas encore assez confiance en lui pour se présenter sous ce nom, surtout pour quelque chose d'aussi important que ce premier enregistrement. Le 78t de la Bibliothèque est donc crédité à McKinley Morganfield.
Les entretiens intercalés lors des séances d'enregistrement sur le terrain étaient une pratique courante à cette époque, une façon de documenter un peu plus le chanteur et les morceaux enregistrés. Si quelques-unes des questions posées par Alan Lomax et John Work nous paraissent un peu ineptes aujourd'hui, il est important de se rappeler qu'en 1941 on ne connaissait pratiquement rien du Blues du Delta et de ses interprètes. Aucun livre n'avait encore été écrit sur le sujet, aucun magazine ne publiait des articles de fond.
En fait, ces entretiens étaient précisément la seule source de connaissance, sur laquelle d'ailleurs bien des recherches seront basées plus tard. Partant de ce constat, Lomax pose parfois des questions très simples (et dont il connaît déjà les réponses) mais ceci est une façon d'obtenir plus de détails, un moyen de faire raconter par les musiciens leur propre histoire avec leurs propres mots.
Les fans de longue date de Muddy reconnaîtront ces chansons comme des versions 'primitives' de celles qu'il enregistrera plus tard pour Chess ou Columbia.
Country Blues fut enregistré à l'origine sous le titre Walking Blues par Son House (et plus tard par Robert Johnson) ; Muddy, qui l'avait appris de Son House en personne, l'enregistrera plus tard chez Aristocrat avec des paroles assez différentes sous le titre Feel Like Goin'Home.
De même, la chanson appelée ici I'Be's Troubled se retrouvera en face B du même 78t Aristocrat sous le titre I Can't Be Satisfied.
Quelques décennies après ces enregistrements historiques, lors d'un atelier Blues au Newport Folk Festival de 1968, Muddy dit à l'assistance :" Je me prépare pour vous jouer quelques morceaux parce que le vieux bonhomme n'est pas là ; il n'est jamais venu ici encore, Son House, et il était l'idole de ma jeunesse, c'est ça Son House. Alors je vais essayer de vous en faire un comme le vieux ferait s'il était là, mais ça fait si longtemps que je ne l'ai pas joué, enfin je vais essayer... " avant de se lancer dans une version à couper le souffle du Walking Blues de Son House. A la fin de la chanson il sourit et demanda : " Est-ce que je me rapproche un peu du vieil homme, là ? "
L'écrivain et universitaire anglais John Cowley indique les ressemblances et les différences entre l'enregistrement de Walking Blues par Son House et son adaptation par Muddy en Country Blues dans un essai intitulé " Really the Walking Blues : Son House, Muddy- Waters, Robert Johnson and the Development of a Traditional Blues "
Alors que beaucoup voient la musique de Muddy comme une extension de celle de Robert Johnson, Cowley fait justement remarquer que Johnson et Waters furent également influencés par Son House mais à des époques différentes.
Mais ne vous abimez pas les oreilles à essayer de découvrir ici les racines du futur blues chicagoan de Muddy. Il ne s'agit pas de cela. Bien avant qu'il ait même rêvé de Chicago, avant qu'il ait seulement l'électricité dans sa maison et quelque chose à brancher dessus, il faisait là le blues élémentaire et profond, la musique dansante des juke-joints de sa campagne natale, le Delta du Mississippi.
Dans ces enregistrements essentiels, fait avec cette encombrante machine sous le porche d'une humble maison, dans la chaleur des après-midi du Sud, le jeune Muddy Waters faisait les premiers pas vers le développement de cette musique qui allait changer le cours du Blues, du Rock'n'Roll et d'autres musiques encore pour des décennies.
Mary Katherine Aldin, 1991 (notes de pochette)
Pour la traduction française : La Gazette de Greenwood n° 37 qui contient également les traductions des 4 interviews de Muddy Waters
Muddy Waters - The Complete Plantation Recordings (1941-1942)
The Historic 1941-42 Library Of Congress Field Recordings
Chess CHD-9344
01 - Country Blues (version 1)
02 - Interview #1
03 - I Be's Troubled
04 - Interview #2
05 - Burr Clover Farm Blues
06 - Interview #3
07 - Ramblin' Kid Blues
08 - Ramblin' Kid Blues
09 - Rosalie
10 - Joe Turner
11 - Pearlie May Blues
12 - Take A Walk With Me
13 - Burr Clover Blues
14 - Interview #4
15 - I Be Bound To Write To You (version 1)
16 - I Be Bound To Write To You (version 2)
17 - You're Gonna Miss Me When I'm Gone (version 1)
18 - You Got To Take Sick And Die Some Of These Days
19 - Why Don't You Live So God Can Use You
20 - Country Blues (version 2)
21 - You're Gonna Miss Me When I'm Gone (version 2)
22 - 32-20 Blues
mp3@VBR + Artwork (75.1 MB)
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7 commentaires:
Merci beaucoup...formidable!!
Great stuff!!!
That a man could make such music while living in abject poverty is a testament to the human spirit, and the greatness that can be achieved by living your dream.
I saw the man at a small club near the end of his life, and am a testament to his no pretence humbleness, and magnetism. Thanks!!!!!!!!!
great blog, thx
steve
The file contains only artworks and 4 mp3s !
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